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Delfino Borroni habite depuis neuf ans une
maison de retraite, dans le nord de l'Italie. Quinze minutes
de marche à partir de la gare ferroviaire sont nécessaires
pour y accéder. Notre parcours dans la ville est agréable
car les maisons, constituées de briques et de marbre, sont
magnifiques. L'encombrant matériel que nous transportons attire
la curiosité des habitants que nous croisons. Nous ne passons
pas inaperçu.
Au fond d'une impasse se dévoile le porche voûté marquant
l'entrée de la maison de retraite. Une tête en bronze trône
sur un pied de marbre. Au fond d'une petite place, sur la
gauche, se trouve l'entrée du bâtiment : nous entrons par
une large porte de verre. Le responsable de l'institution
nous guide. Nous pénétrons aussitôt dans une grande pièce
où nous attend Delfino Borroni et son fils. Un par un nous
venons saluer le vieil homme. Delfino Borroni est aveugle
et, chaque poignée de mains a son importance. Il est touché
que nous soyons venus de France pour recueillir son témoignage.
Nous installons rapidement le matériel (caméras, micros) et
commençons à lui poser la première question, relative à sa
jeunesse. D'une voix forte, Delfino Borroni prend la parole
et nous raconte sa vie, avec précision et bien souvent avec
émotion.
Delfino Borroni est originaire de Turago Bordone, un petit
village situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Milan.
Il y naît le 28 août 1898. Il a neuf frères et soeurs. La
famille n'est pas riche et il doit très tôt travailler.
En 1915, l'Italie qui vient de s'allier à la Triple Entente
entre en guerre contre l'empire d'Autriche-Hongrie. Delfino
Borroni est incorporé en janvier 1917 dans le corps des Bersaglieri,
un corps d'élite de l'infanterie italienne (ses soldats portent
une plume distinctive sur leur chapeau). En mars 1917 il est
envoyé en formation militaire à Castelfranco Emilia, non loin
de Modène. Il effectue des manoeuvres d'entraînement en Toscane,
au cours du mois de mai 1917.
Aussitôt après, son unité est envoyée au contact de l'ennemi,
sur le haut plateau d'Asiago. La ligne de front est ici à
plus de 1000 mètres d'altitude : Italiens et Austro-hongrois
se font face par tout un réseau de tranchées. Delphino Borroni
ne s'imagine pas ce qui l'attend. Les soldats italiens qu'il
relève sont exténués. Il va très vite déchanter. Avec le neuvième
bataillon, il est affecté au sud-est d'Asiago, dans la haute
vallée de Posina, sur le Monte Maio. Ils y sont constamment
la cible de tirs autrichiens (balles de mitrailleuse, obus
d'artillerie, gaz).
L'équipement et les provisions font défaut : les masques a
gaz sont peu efficaces ; la nourriture manque et est bien
souvent rance ; l'eau est rare et putride. Delfino Borroni
possède un ami toscan nommé Cioni Eliseo à qui il donne la
nourriture qu'il ne parvient pas à avaler. Les épidémies apparaissent
et se propagent parmi les soldats : manque d'hygiène et malnutrition
en sont la cause. L'équipement de combat est sommaire : un
fusil 91, deux grenades, une baïonnette à main. Lors des corps
à corps, il leur arrive même d'utiliser des pelles.
Les yeux remplis de larmes, Delfino Borroni nous parle de
son ami toscan Cioni Eliseo : lors d'une patrouille, il fut
tué par un tireur d'élite autrichien. Ce type de drame était
leur lot quotidien.
Lorsqu'ils attaquent, les Autrichiens se défendent en leur
lançant des gaz. Manquant de masques protecteurs, Delfino
raconte qu'avec ses camarades ils se couvraient la bouche
et le nez avec de simples feuilles imbibées d'huile.
Son autre grand copain était Alfio Gullota, un sicilien de
Catane à qui il apprenait à lire et à écrire.
En septembre 1917, Delfino Boroni est transféré sur le front
oriental, dans le secteur de Cividale. Trop heureux de quitter
l'enfer de Val Posina, il ne peut s'imaginer que ce qui l'attend
est au moins tout aussi terrible.
Sa compagnie est alors commandée par un capitaine nommé Rosanna.
Le 24 octobre, ils tentent une sortie en équipement léger
(un chargeur, quatre paquets de munitions, deux grenades par
homme) en direction de Caporetto. Les soldats italiens qu'ils
croisent les avertissent de la présence d'Autrichiens et d'Allemands
dans le secteur. La nuit, ils logent dans une ferme en altitude
; les châtaignes qu'ils y trouvent sont les bienvenues car
leurs rations, composées de quatre galettes et de deux boîtes
de viande par personne, sont bien maigres.
Le matin, ils peuvent apercevoir les cheminées de Caporetto
et, au loin, le Monte Nero. Il y a du brouillard. L'ennemi
est proche. Ils avancent la baïonnette au canon. Soudain,
Mosconi Luigi, un sergent de Côme, donne l'ordre à Delfino
Borroni de partir en éclaireur. Malgré la peur il obéit. Il
sent la présence de l'ennemi tout autours de lui. Après avoir
parcouru une centaine de mètres, une balle frappe son talon
de chaussure. Il perd l'équilibre, tombe au sol, et se retrouve
nez à nez avec deux Autrichiens morts. Les tirs de mitrailleuses
pleuvent maintenant tout autours de lui. Il se protège comme
il peut, derrière les corps des deux soldats. Durant de longues
et interminables minutes Italiens et Autrichiens se répondent
à coup de fusils et de mitrailleuses.
Le calme revenu, la vision qui apparaît à Delfino est apocalyptique
: le sol est jonché de soldats morts ou blessés. Certains
appellent leur mère puis se taisent, à jamais. En rampant
entre les corps, il parvient à s'éloigner de la zone de tir.
Il rejoint son unité qui n'en croit pas ses yeux en le voyant
revenir vivant. Ne parvenant à cacher sa joie, son capitaine
le prend dans ses bras.
Ils ne le savent pas encore mais, les troupes ennemies auxquelles
ils viennent de se frotter, sont la tête avancée des quinze
divisions allemandes et autrichiennes qui s'apprêtent à déferler
sur l'Italie. Ce sera la célèbre bataille de Caporetto. L'armée
italienne va y subir une de ses plus cinglantes défaites,
et devoir reculer de plus de 130 km jusqu'au fleuve Piave.
Devant ce mur infranchissable, Delfino Borroni et sa compagnie
battent en retraite et retournent à Cividale. Il y règne le
chao le plus total (sa compagnie est complètement dispersée).
Ils continuent leur marche vers l'ouest et atteignent le fleuve
Torre le 28 octobre. Mais les Allemands les y attendent déjà
et, Delfino est fait prisonnier. Un des soldats allemands
menace même de le tuer. Ils rejoignent un groupe de prisonnier
italien. Parmi eux, son capitaine Rosanna qui pleure de douleur
: ses jambes sont criblées de balles. Delfino Borroni ne saura
jamais ce qu'il deviendra.
Il est envoyé quelques jours dans un camp de prisonniers situé
à Cividale. Puis, il est transféré à Pordenone : il participe
à la réparation d'un pont enjambant le Tagliamento. Il est
ensuite envoyé plus à l'ouest, à Vittorio Veneto : il creuse
des tranchées.
Ce sont des soldats roumains qui le gardent maintenant. Profitant
d'une baisse de leur vigilance, il parvient à s'échapper en
compagnie de Turati Luigi, un camarade milanais. Après deux
jours de cavale, ils parviennent à rejoindre une patrouille
de la cavalerie italienne, dans la région de Spilimbergo.
Ils se joignent à eux. En route, ils sont arrêtés par des
tirs ennemis : ce sont des soldats hongrois barricadés dans
une ferme. Après des pourparlers ces derniers acceptent de
se rendre. Mais leur caporal est un peu récalcitrant. Un coup
de poing le ramène à la raison et il rend enfin son pistolet
à Delfino. Non sans difficultés, ils rejoignent les lignes
italiennes. Delfino Borroni est ensuite envoyé en arrière.
A Piacenza, il se débarrasse du pistolet du caporal hongrois,
pistolet qu'il avait conservé sur lui : il le jette dans le
fleuve Po. C'est son dernier geste lié à la guerre.
Il finit d'accomplir son service militaire en Slovénie, en
Autriche (à Villach), en Italie (à Gemona, non loin d'Udine).
Delfino Borroni quitte les Bersaglieri en mai 1920.
En 1921, il est embauché comme machiniste pour une compagnie
de tramway. Il travaille sur la ligne " Milan - Magenta -
Castano Primo " avec un tramway à vapeur. Au cours de la Seconde
Guerre mondiale, son tramway est plusieurs fois la cible de
tirs d'avions alliés. En retraite dès 1957, il occupe son
temps libre à réparer des bicyclettes, sa grande passion.
Après deux heures d'entretien, Delfino Borroni souhaite encore
poursuivre son récit. Conscient de l'effort que cela représente
pour un homme de 109 ans, nous prenons la sage décision d'arrêter
là. Car le témoignage que nous venons de recueillir est exceptionnel.
Il ne reste encore en vie dans le monde qu'une dizaine d'hommes
à avoir combattu dans les tranchées de la Première Guerre
mondiale. Parmi eux, combien peuvent encore raconter ce qu'ils
y ont vécu avec une telle force, précision ?
Que soient ici remerciés notre traductrice Valérie, et Pierre
Malinowski à l'initiative de cette formidable rencontre.
[Rédigé le 1er novembre 2007 par Frédéric
Mathieu]
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